Éducation, vous avez dit éducation ?

par Daniel LEVEILLARD

D_LEVEILLARD

Chercheur en Anthropologie Culturelle Spécialiste de l'Histoire du christianisme et de ses antécédents judaïques et babyloniens. Sociétaire des Hautes Etudes en Sciences Religieuses Président Fondateur de l'Académie Internationale de Recherche


C’est un mode de réflexion que j’aime assez à utiliser, et je crois que jusque-là, ce système a porté de bons fruits, bien mûris. Le latin ni le grec ne vont plus être enseignés dans les collèges. Bon ! Mais pour enseigner, il faut des enseignants. Vous connaissez beaucoup de jeunes qui veulent être profs de latin ou de grec ? Vous connaissez beaucoup de jeunes qui veulent apprendre le latin ou le grec ? Certainement pas tous ces jeunes issus d’une autre culture, où leurs racines linguistiques ou littéraires ne sont pas dans ces langues gréco-romaines. Ces jeunes-là préfèrent apprendre l’arabe. Et cela se conçoit.
En outre, le latin comme le grec sont des langues mortes. Au temps de Jésus, le grec était la langue des érudits (sauf en Judée où il était banni, mais passons ; les premiers évangiles ont été écrits en grec). Ensuite, la langue des érudits fut le latin, Rome étant la grande puissance européenne. En France, le français n’existait pas. Chacun parlait la langue vernaculaire, celle de sa région. Les érudits parlaient cette même langue locale mais en plus le latin, ce qui leur permettait d’échanger avec les autres érudits, y compris ceux des autres nations européennes. C’est notre François 1er qui «inventa» le français, en imposant une langue nationale qui soit autre que le latin (Edit de Villers-Cotterêts en date du 9 août 1539).
Cela pour contrer l’Eglise, il est vrai. A partir de là, il convenait de parler la langue issue d’Ile de France et surtout de Touraine (les Châteaux de la Loire), parce que c’était la région où l’accent local était le moins prononcé. Imaginons les parlers d’Alsace-Lorraine, ceux de Nord-Picardie, ceux de Provence, et même ceux de Bretagne, sans parler des Berrichons et autres Ardéchois ! Mais c’est la Révolution Française qui imposa la règle obligatoire du français, en interdisant l’usage national des langues régionales. Quant à l’usage du latin, s’il est encore en vigueur dans l’Eglise, ce n’est qu’une question de temps. Très bientôt, plus un seul prêtre ne maîtrisera cette langue tombée en désuétude depuis Vatican II qui a autorisé l’usage des langues vernaculaires au lieu du latin.
Bref, il me semble qu’il faudrait s’accorder sur ce point, en adaptation à notre temps moderne. Il faudrait que tous les Français sachent parler un français correct, ce qui est très loin d’être. Il faudrait aussi qu’ils apprennent non pas une ou plusieurs langues étrangères mais une langue internationale ; l’anglais étant (malheureusement) une évidence.
Ce raisonnement «autrement» vaut pour bien d’autres domaines intellectuels.
Par exemple, vous connaissez beaucoup de jeunes qui veulent enseigner l’Histoire des Religions ? Eh bien, quand il n’y aura plus de professeurs d’histoire des religions, il n’y aura plus d’enseignement. Où l’on peut ici poser le problème en réciproque. Vous connaissez beaucoup de jeunes qui s’inscrivent en faculté pour y apprendre l’Histoire des Religions ? C’est tellement vrai que les derniers fossiles vivants à l’enseigner encore, le font de plus en plus devant des classes quasiment vides.
Le monde a changé. Terriblement changé. Il faut donc des enseignements adaptés à notre temps. Aujourd’hui, (c’est malheureux, c’est dramatique, mais) qui, parmi les jeunes, se soucie de choses intellectuelles ? Qui s’ «amusent» à lire Pascal, Erasme ? Ou bien d’ailleurs les philosophes arabes, dont certains, comme Ibn Arabi, sont de très grande valeur ? Le temps est à l’informatique, à la technologie. Les jeunes prennent des filières vers les caisses sonnantes du commerce et l’industrie. C’est dommage, et même très dommageable, mais c’est ainsi. Et si je ne partage absolument pas cette vision du monde, je comprends quelque part ces jeunes qui vont là où il y a un avenir professionnel.
«Penser la France de demain ; penser la France autrement.» Oui, je crois que c’est la grande question du moment. Quelle France voulons-nous pour nos enfants ? Et quelle France déjà, veulent-ils ? Non pas une illusion, une suite de leurres, mais quelque chose bien palpable. Dans notre monde politique, la carence intellectuelle s’est installée au profit de carriéristes. C’est une question qui vaut effectivement réflexion. Une réforme du Collège, pourquoi pas ? Mais alors, posons correctement les bases.
En 1960, quand un élève issu de parents ouvriers ou paysans, entrait en sixième, les parents débouchaient le champagne ! C’était quelque chose ! Et tous les élèves ayant terminé l’école primaire, n’entraient pas en sixième, loin s’en faut. Dans cette perspective de sélection où seuls les meilleurs accé-daient au collège, il était naturel d’avoir un enseignement «haut de gamme». Quatre ans après, les élèves passaient le Brevet Elémentaire, et là encore beaucoup n’accédaient pas à la seconde. Quand un fils d’ouvrier ou de paysan accédait à la seconde, on débouchait le champagne. Mais, combien d’entre eux ne sont pas allés plus loin que la seconde ? C’était le grand lessivage. Quant au baccalauréat, c’était l’écrémage. Ne restait que la crème des crèmes ! Même, là encore, tous les bacheliers n’allaient pas en faculté. Beaucoup se dirigeaient vers la Normalité du professorat, et ceux qui entraient à l’Université étaient l’élite intellectuelle.
Aujourd’hui, on se vante que 90% des élèves aient le Bac, et les gouvernements successifs visent le 100%. Bon, et après ? Nos chères têtes (au demeurant de moins en moins blondes) sont-elles encore «la force vive de la nation ?» Je connais tant de jeunes filles avec Bac plus trois qui sont caissières dans des supermarchés ; tant de jeunes qui ont Bac plus cinq et se retrouvent sans emploi pour finalement accepter un emploi où le Brevet aurait suffi. Quand ils ne se reconvertissent pas dans le manuel !
Et puis, encore faut-il avoir des professeurs ! Or, ne nous leurrons pas. Dans dix ans, il n’y aura plus de professeurs d’histoire ni de philosophie mais ni de bien autres matières. Là aussi, le monde a terriblement changé. En 1960, ce sont les professeurs et eux seuls qui enseignaient aux élèves. Aujourd’hui, il y a la télévision (pas toujours honnête, il est vrai). Il y a internet (à consommer avec modération !) Et il y a les livres (qu’ils soient de papier pour peu de temps encore, ou numériques comme il sera bientôt généralisé). Quiconque veut s’instruire le peut. Et l’expérience le prouve, on retient mieux en regardant la télévision qu’en écoutant un instructeur, parce que l’image est le meilleur support de mémoire à l’instruction cérébrale.
Même dans les facultés, les cours seront distribués par vidéoconférences où les étudiants bénéficieront ainsi des plus grands maîtres ! Sans doute, le danger est-il que nous aurons de moins en moins d’enseignements particuliers avec ce bonheur de maîtres différents. Le risque du moule, la pensée unique. Mais, après tout, quiconque a de la trempe saura toujours saler à sa convenance. N’est-ce pas ce qui se passe dans nos universités, où les élèves en études travaillent dans le sens du maître et quand ils ont obtenu leur doctorat, ils disent quelquefois (et même de plus en plus souvent) différemment.
Le mot «élève» vient de ce que le maître doit élever celui qu’il enseigne au-dessus de lui. Alors, mon sentiment est qu’il faut orienter les nouveaux élèves vers une autre forme d’enseignement, où l’on privilégierait l’intelligence plutôt que le savoir brut. Le collège doit être un centre d’éveil avec vocation de mettre en évidence les qualités propres à chacun jusqu’à révéler à certains le don même qu’ils ignorent posséder. Développer un mode de raisonnement. «Sapiens», la sapience, n’est-ce pas la raison ?
L’homme préhistorique ignorait le mouvement des planètes et qu’il eut une amibe pour ancêtre, comme il ignorait déjà qu’il y avait un monde en dehors de son propre territoire habituel. Mais, par le raisonnement, il est devenu un être hors du commun dans le règne animal.
Je pense que la raison est là, dans cette autre nouveauté. Nos élèves d’aujourd’hui deviennent vite nos maîtres dans ce monde en changements perpétuels où quiconque se contente de ses acquis est vite dépassé jusqu’à être dit demeuré.

Daniel LEVEILLARD

Partenaire S.E.P.

La tribune du progrès : N°58 Mars 2016