Réapprendre à comprendre

Simple propos sur le Progrès... dans la compréhension de la réalité
par François Tard, Membre de notre Conseil d’Administration.

F_Tard“Au fil du temps, les théories scientifiques, portées par d'extraordinaires succès industriels se sont laissées progressivement envahir par un formidable maquis de formalismes de plus en plus abscons. Selon le prix Nobel Feynman, par exemple, la compréhension de la physique théorique n'est maintenant accessible qu'à une élite de physiciens surdoués et personne ne peut prétendre comprendre la mécanique quantique ! Dans ce contexte, le Savoir tend à s'éloigner de sa vocation d'universalité et à se confondre plutôt, aujourd'hui, avec un Credo.”
Claude Massot, co-fondateur de l’Institut de Mécanique Complexe Louis de Broglie.

Dans sa préface à la traduction de la Bhagavad-Gîtâ par Shri Aurobindo, publiée en 1942, l’orientaliste Jean Herbert nous livre un point de vue intéressant sur la diversité des voies cognitives : “Dans son effort pour parvenir à la connaissance de la réalité en soi, ou tout au moins pour avoir de cette réalité une image plus complète et moins déformée que celle résultant de sa vie quotidienne, l’homme a fait appel à deux ordres de moyens différents : D’une part il a cherché à se représenter cette réalité par les facultés mentales de l’imagination, du raisonnement et de la logique, en prenant pour base les phénomènes observables normalement par les sens _ ce sont les voies de la science et de la philosophie telles qu’on les entend généralement en Occident depuis un certain nombre de siècles. D’autre part, l’homme a cherché à se développer de telle sorte qu’il puisse être transporté dans un état de conscience différent de celui qui nous est familier avec l’espoir que, dans cet état, il aurait une vision meilleure, dans l’union _ c’est la voie des mystiques, qui se sentent généralement guidés dans cet effort par une révélation d’origine supra-humaine et y puisent l’assurance de la validité de ce qu’ils “voient” ; c’est aussi dans une certaine mesure la voie des très grands poètes et de quelques autres artis-tes. Rien ne semble établir a priori que ces deux voies d’approche s’excluent l’une l’autre. Cependant la tendance rationaliste qui a régné en Occident jusqu’au dernier quart du XIXème siècle tout au moins, nous a conduits à les dissocier de la façon la plus absolue.”
Avant d’aller plus loin, il est bon de préciser le sens à donner ici au mot réalité. Le dictionnaire nous dit : “réalité, caractère de ce qui est réel” et “réel, ce qui est”. Le verbe être vient du latin esse, qui signifie “subsister, demeurer”. Quelle que soit sa nature, la réalité d’une entité se borne-t-elle à son essence au moment présent ? Pour répondre à cette question, il convient d’interroger la métaphysique du temps, qui peut se résumer dans trois théories : le présentisme, l’éternalisme et le possibilisme (cf. figure ci-dessous).

theorie_temps

Selon le présentisme, le passé a cessé d’être, c’est-à-dire n’est plus réel, et le futur n’est pas encore. Jusqu’au XXème siècle, cette vision régnait dans le monde occidental, et elle est encore très répandue. À l’opposé, se situe l’éternalisme, qui coïncide avec la théorie de l’Univers-bloc et répond à la vision du monde induite par la théorie de la relativité. Selon cette théorie, le passé, le présent et le futur sont tout autant réels. Enfin, la troisième théorie, le possibilisme, correspond au modèle de l’arbre : le passé seul est déterminé cependant que le cours du temps serait quelque chose de réel et rendrait l’espace-temps évolutif. Il “pousserait”, à l’image d’une plante, fabriquant en permanence du “maintenant”. Dans cette conception, le futur n’est pas déjà ; chaque nouvel instant prend pied sur le néant ; le moteur de cette pousse végétale serait, par exemple, l’expansion de l’univers.
Et vous, cher lecteur, à laquelle de ces trois théories croyez-vous ?
La théorie de l’Univers-bloc est très paradoxale : en effet, le témoignage de nos sens ne nous donne accès qu’au moment présent, cependant que, au cas où ils seraient bien réels ici-maintenant, nous ne pouvons percevoir ni le passé ni le futur.
Pour ma part, j’avoue qu’il m’arrive de ressentir alternativement chacune des trois théories, sans pouvoir me décider de façon rédhibitoire.
Revenons à présent aux propos de Jean Herbert. En fait, avant l’émergence de la philosophie, la Grèce cultivait une explication mythique et mythologique des forces de la nature : c’était le Mythos. Les savants-philosophes grecs, instituèrent le raisonnement logique fondé sur la raison binaire (distinction du vrai et du faux) : c’était le Logos contre le Mythos.
À l’entrée de l’Académie fondée à Athènes par Platon, on pouvait lire cet avertissement : “Que nul n'entre ici s'il n'est pas géomètre.” Les philosophes avaient fait triompher le Logos du Mythos.
Aristote fut le chef de file des rationalistes : il classa tous les savoirs de son temps dans des catégories distinctes et codifia les raisonnements, fondés sur une logique binaire, celle du vrai ou du faux. Deux millénaires plus tard, Descartes confirmait une vision dualiste et séparatrice. Pour lui, la raison est cette faculté qui permet à l’homme, grâce à l’évidence, de distinguer le vrai du faux.
Sciences dures et sciences humaines se sont développées de façon spectaculaire au point que, à la fin du XIXème siècle, les savants pensaient avoir percé tous les mystères de la nature. Le rôle prédictif de la science se satisfaisait de la découverte de lois physiques simples et de l’application du principe de causalité, encore défini aujourd’hui comme “l’axiome fondamental de la pensée, en vertu duquel tout phénomène a une cause, et toute cause produit un effet.”
Mais patatras ! Au siècle dernier, la science connut une véritable révolution. Toutes ses nouvelles branches _ relativité, physique quantique, théorie générale des systèmes, théorie du chaos _ avaient pour trait commun une vision holistique de la réalité. Le holisme signifie que tout est relié à tout dans le tout. L’implication philosophique de cette révolution est la fin de plusieurs millénaires de dualisme et de mécanisme occidental. Edgar Morin dénote à juste titre un nouveau paradigme : au lieu de se borner à la recherche de lois physiques, pour remplir son rôle prédictif, la science doit intégrer l’étude de la complexité des systèmes et, notamment, des réseaux.
L’implication métaphysique et spirituelle de la révolution scientifique est que les enseignements des sciences occidentales tendent à rejoindre ceux des sagesses, philosophies ou religions orientales, qu’il s’agisse de l’hindouisme, du bouddhisme ou du taoïsme. Ainsi l’on retrouve dans la physique contemporaine les principes d’impermanence et de vacuité, et le concept de Brahman, la seule Réalité dont la manifestation n'est qu'une illusion.
Illusion ? L’évidence de Descartes s’effondre si l’on réalise que nous vivons dans un monde d’apparences. La raison aristotélicienne et cartésienne ne tient plus la route. En qualité de fondateur du mouvement suBréaliste, je propose cette nouvelle acception : “La raison se définit comme la faculté qui pousse l’homme à vouloir juger de tout avec justesse et équité. Ce faisant, il s’efforce de tendre vers la vérité, c’est-à-dire qu’il essaie de se représenter le plus complètement possible la réalité. À cette fin il cherche à explorer et découvrir ce que voilent les apparences inhérentes à toute manifestation. Cette tâche est sans fin car, nécessairement, toute apparence cède la place à quelque nouvelle apparence.”
Quant au principe de causalité, on peut s’étonner que sa définition n’ait pas encore été révisée par l’Académie Française. Je propose ceci : “Dans une hypothèse déterministe tout phénomène résulte d’une infinité de causes et d’effets formant dans le continuum espace-temps-substance un réseau ramifié qui remonte aux origines du monde et qui converge vers cet état du réel qui se manifeste ici-maintenant par le phénomène en question. En sens inverse, tout phénomène entraîne une infinité de ‘conséquences’, formant un réseau ramifié de causes et d’effets, qui diffuse ‘l’impact’ du phénomène en question dans le continuum espace-temps-substance.
Cette définition peut être adaptée aux hypothèses présentiste et possibiliste.”
En conclusion, le Progrès... dans la compréhension de la réalité exige au moins trois attitudes d’esprit :
1/ Vouloir explorer et découvrir ce que voilent les apparences.
2/ Adopter une vision systémique et holistique de tout phénomène.
3/ En matière scientifique, exiger de comprendre ce que l’on voudrait vous imposer comme des actes de foi.
Il faut bien reconnaître que, depuis un siècle, il y a un malaise : la science officielle nous demande de croire sans comprendre. Déjà, en 1919, alors que Sir Arthur Eddington avait rendu célèbre Einstein dont personne ne comprenait la théorie, lorsqu’on lui demandait pourquoi il disait que seules trois personnes comprenaient la théorie de la Relativité, il répondait invariable-ment : “Je ne connais pas la troisième”. On rapporte cette boutade non moins significative du physicien américain Richard Feynman :
“Si quelqu’un prétend avoir compris la théorie quantique, c’est la preuve qu’il n’a rien compris.”
On assiste au retour du Mythos versus le Logos…
Ne conviendrait-il pas de réapprendre à comprendre ?

François Tard

Président de la commission culture

La tribune du progrès : N°54 Octobre - Novembre - Décembre 2014